Fabrice Hadjadj est un philosophe et auteur français connu pour des ouvrages tels que "La chance d'être né à notre époque", "La foi des démons (ou l'athéisme vaincu)" et "Pourquoi donner la vie à un mortel : et autres leçons".
Depuis plusieurs années, il vit à Fribourg (Suisse), où il dirige l'Institut Philanthropos, une initiative qui vise à donner aux jeunes une solide formation en philosophie, en théologie et en travaux manuels, le tout fortement inspiré de la mentalité bénédictine.
Aujourd'hui, Fabrice Hadjadj et sa femme Siffreine Michel s'installent en Espagne pour lancer la Institut INCARNATUSinspiré du projet suisse. Avec INCARNATUS, Fabrice et sa femme souhaitent approfondir la culture hispano-américaine et, à partir de l'histoire de l'Espagne et de l'Amérique du Nord, ils ont décidé de mettre en place un programme d'éducation à l'environnement. sciences humainespour aider ceux qui se sentent appelés à aller plus loin dans la réalité, bien au-delà de ce que la technologie peut offrir.
L'institut est encore en plein développement, mais Fabrice Hadjadj partage dans cet entretien avec Omnes les clés qui lui font penser que les humanités sont la réponse aux questions que nous nous posons aujourd'hui, et le secret pour atteindre ce à quoi nous aspirons tant : la liberté.
Pourquoi pensez-vous qu'il est plus urgent que jamais de redécouvrir les humanités, notamment face à l'avancée d'une vision technocratique et utilitaire de l'être humain ?
- Le mot "humanités" donne déjà la réponse, car s'intéresser aux humanités, c'est découvrir son humanité. Mais quand on parle d'humanités, on parle de lire des textes d'auteurs anciens et la question est : si nous sommes des hommes d'aujourd'hui, pourquoi devons-nous lire des auteurs anciens ?
En réalité, pour être libre, il faut prendre de la distance par rapport à son époque. Si nous sommes immergés dans notre époque, nous sommes convaincus que tout ce qui se fait à notre époque a toujours été fait ainsi. Lorsque je lis des auteurs anciens, non seulement j'entre dans une sagesse humaine très profonde (profonde parce qu'elle a traversé le temps), mais je prends aussi de la distance par rapport à mon temps et je deviens libre.
On pense souvent que la liberté vient de la révolution, mais la liberté vient de la tradition. Quand je lis Platon ou Saint Augustin, je m'éloigne de mon époque et je peux la critiquer. Même les révolutionnaires français ont lu les anciens et se sont référés à la République romaine. Les révolutionnaires marxistes, eux aussi, ont lu Marx, et Marx a lu Aristote. À partir des textes d'Aristote, Marx a critiqué le capitalisme.
La révolution, la bonne révolution, doit être comprise dans un rapport avec la tradition pour trouver la liberté et s'arracher à notre époque pour la voir objectivement.
Comment voyez-vous le rôle de la beauté dans l'éveil du désir de vérité et d'une vie véritablement humaine ?
- Quand je parle de théâtre et de chant, je ne parle pas seulement de beauté, mais aussi d'une pratique. On parle souvent de la beauté comme d'un spectacle, mais ce qui m'intéresse, c'est de faire des choses en beauté.
La beauté appelle la beauté et ce qui m'intéresse, ce n'est pas le fait d'aimer la poésie, mais de devenir le poète de sa propre existence. Ainsi, lorsque je parle de chant et de théâtre, c'est pour parler d'une pratique de la beauté qui entre dans notre corps et se porte dans nos veines et dans nos gestes.
En faisant entrer la beauté en nous-mêmes, nous posons la question de la liberté. Le problème du monde moderne est de croire que l'on est libre au départ et que l'on n'a pas à apprendre à l'être. Mais c'est justement en apprenant un art, surtout un art exigeant comme celui lié à la beauté, que l'on comprend que la liberté est un apprentissage.
Si vous voulez jouer de la guitare flamenco, vous devez apprendre, vous ne pouvez pas le faire d'un seul coup. Il n'est pas nécessaire d'aller dans une école ou une institution académique, mais il faut un professeur et la tradition vivante, qui n'est pas une tradition idéologique reconstruite. C'est ce que je vois dans le théâtre et le chant, non seulement l'incarnation de la beauté, mais aussi le développement de la liberté.
INCARNATUS et Philanthropos sont-ils également des projets pour les personnes mariées ?
- Les projets s'adressent d'abord aux étudiants, aux personnes plutôt célibataires et qui n'ont pas d'emploi régulier. Mais les fiancés ont été accueillis et cette année, pour la première fois, il y a un couple marié qui était prêt à se lancer dans cette aventure et qui n'a pas d'enfants. Ce sont des projets pour créer sa propre communauté, pas tellement pour être dans sa communauté.
Il y aura des moments où les personnes qui travaillent déjà au quotidien pourront participer. Nous avons vu des gens transformés en voyant ce que nous vivions, c'est ce que dit la parole du Christ : "Venez et voyez". Nous sommes dans un monde où il y a tellement de paroles et de signes envoyés dans toutes les directions, que le mot "venez et voyez" est très important pour que la transformation ait lieu.
Pourquoi Dieu et la philosophie peuvent-ils répondre à cette crise ?
- Nous pouvons prendre le mot "sens" dans son sens le plus élémentaire. Il y a une crise du sens et une crise de la sensation. Dans un monde numérique, nous ne savons pas sentir, nous avons perdu le sens du toucher et de l'odorat. Nous avons des oreilles pour distinguer les signaux, mais pas pour écouter. Nos yeux sont grands ouverts comme des bouches qui voudraient avaler des images qui se détruisent les unes les autres, de sorte que nous ne pouvons même pas voir.
C'est pourquoi j'insiste sur la création de lieux où les sensations peuvent être recréées, à travers le travail manuel, les instruments de musique ou en étant autour d'une table où une conversation peut avoir lieu.
La crise du sens est une crise du sentiment. C'est vraiment une crise au niveau le plus élémentaire. Il y a ensuite un autre niveau, qui est la crise de l'espoir, parce que le sens est aussi une orientation, un chemin vers.
La modernité était progressiste et persuadée que le monde allait devenir meilleur. Le sens n'était pas éternel mais temporaire et ce sens était "demain, il y aura une société meilleure". Aujourd'hui, ce projet progressiste d'une société meilleure a créé des menaces plus graves que toutes celles qui ont jamais pesé sur l'humanité.
Le monde amélioré par la consommation est en train de détruire le monde. Ainsi, les espoirs modernes se sont effondrés et il faut donc non seulement trouver la base, mais aussi le sommet, c'est-à-dire un espoir qui vient de plus loin que le monde lui-même : un espoir éternel où l'on ne fait pas les choses parce que demain sera meilleur, mais parce que Dieu nous a demandé de garder et de cultiver le jardin.
Aujourd'hui, l'espoir n'est plus une option. Comme les espoirs du monde se sont effondrés, l'espoir religieux n'est pas une option. Retrouvons donc le corps et l'esprit en même temps, afin de sortir de ces limbes.