Il convient de relire "Schopenhauer et les années folles de la philosophie", le magnifique ouvrage de Rüdiger Safranski (Rottweil, 1945), sur la philosophie d'Arthur Schopenhauer (1788-1860), récemment réédité, car les études biographiques des grands penseurs allemands de cette période éclairent souvent leurs principales thèses philosophiques.
Dans le cas des études historiques de Rüdiger Safranski, les éclairages biographiques sont particulièrement importants. Il est particulièrement apprécié pour sa connaissance approfondie de l'histoire des idées et notamment de la période qu'il appelle "les années folles de la philosophie" (387-404).
Schopenhauer, un philosophe autodidacte qui a apporté des idées importantes à l'histoire de la pensée, a sans aucun doute raison lorsqu'il dit : "Qui peut s'élever et ensuite se taire" (76). Il est intéressant de noter que, dans sa jeunesse, il avait écrit : "Si l'on retire de la vie les brefs moments de religion, d'art et d'amour pur, que reste-t-il, sinon une succession de pensées insignifiantes ?" (90).
Comme on le sait, les penseurs ont tendance à tomber amoureux de leurs idées, comme lorsque Kant a inventé un Dieu extraterrestre qui pouvait être adopté comme tel par les agnostiques et les déistes qui se méfiaient de l'Église et de Dieu lui-même, et qui ont fini par priver les Lumières allemandes de la confiance en Dieu (91).
La vie de Schopenhauer
L'évolution de la biographie de Schopenhauer et d'autres auteurs de l'époque, tels que KantHegel et Hölderlin. L'étude de la Révolution française et de son accueil en Allemagne, jusqu'à l'invasion par les troupes napoléoniennes, la mise à sac des villes et la traînée de sang, de violence et de désolation qui a transformé les idées idylliques de la révolution en déception et en haine des Français, qui perdure encore aujourd'hui dans certaines couches de la société allemande (122).
Les pages consacrées à l'éducation du jeune Arthur Schopenhauer et de sa sœur Adèle, fragile tout au long de sa vie, par leur mère veuve et fortunée, sont d'un grand intérêt. Enfin, Safranski commente : "Il est clair que la liberté que lui accordait sa mère était trop grande pour Arthur. Mais son orgueil lui interdisait de se l'avouer à lui-même" (133).
Il est intéressant de noter que dans la maison de Johana, la mère de Schopenhauer, il y avait un salon où les dames de la haute société venaient parler et écouter les hommes importants de la ville, en particulier Goethe, qui fréquentait la maison et était le centre de l'attention de tous, surtout d'Arthur (135), avec qui il finira par se brouiller (251).
Lorsque Schopenhauer atteint l'âge adulte et que sa mère meurt, il devient un rentier qui vit de son héritage et le gère habilement de manière à vivre sobrement sans dépendre de personne ni d'aucun poste officiel où il pourrait enseigner et gagner de l'argent.
D'autre part, après quelques premiers moments de flirt et de rapprochement avec certaines femmes de son époque, il finit par se replier sur sa création philosophique et non seulement il ne forma pas de famille, mais il eut peu de contacts avec les autres auteurs de son temps.
L'impact de Schopenhauer sur la philosophie
En ce qui concerne sa contribution à la philosophie de son temps et à l'histoire de la philosophie elle-même, sa position en dehors des cercles académiques et la rareté de ses œuvres tout au long de sa vie, sa notoriété et l'intérêt suscité par ses idées ont mis du temps à se consolider et il aurait presque fallu attendre sa mort pour que l'on parle de lui.
Tout d'abord, Safranski va caractériser la rencontre bouleversante avec Kant qui avait détruit la métaphysique traditionnelle par un système où "les transcendantaux métaphysiques ne renvoient pas au transcendant : ils sont simplement transcendantaux" (...) Ils n'intéressent que l'épistémologie : "l'analyse transcendantale consiste précisément à montrer que nous ne pouvons pas et pourquoi nous ne pouvons pas avoir de connaissance du transcendant" (150). Il ajoute ensuite que Kant entreprendra une entreprise visant à traiter de la manière dont les objets sont connus, sans s'intéresser à l'objet (151).
Schopenhauer, enthousiasmé par Platon, écrit à propos de Kant : "la meilleure façon de désigner ce qui manque à Kant est peut-être de dire qu'il n'a pas connu la contemplation" (156). Sans doute, enfermé dans le subjectivisme, il n'a jamais vu au-delà de la construction intellectuelle de son propre moi (156). Finalement, il finira par connaître "le Kant théoricien de la liberté humaine" (157).
En 1813, Arthur Schopenhauer se rend à Rudolstadt via Weimar pour rédiger sa thèse de doctorat "Sur la quadruple racine du principe de raison suffisante", qui le consacrera comme philosophe.
La volonté
Des années plus tard, il écrira son œuvre la plus célèbre, redevable à sa thèse de doctorat sur la "meilleure conscience", sous le titre fameux de "Le monde comme volonté et représentation". Il y "restera kantien à sa manière pour rester aussi platonicien à sa manière" (206).
Il est très intéressant de voir comment Safranski prépare le lecteur à découvrir la clé de la nouvelle philosophie de Schopenhauer du "secret de la volonté", c'est-à-dire une volonté dans son propre corps, vécue de l'intérieur, comme une flèche, comme le fer attiré par la force d'un aimant : "avec la découverte de la métaphysique de la volonté, Schopenhauer trouve un langage pour exprimer cette vision ; ce langage lui donnera l'orgueilleuse confiance qui lui permet de se séparer radicalement de toute la tradition philosophique et de ses contemporains" (217).
Une découverte, pleine d'une extraordinaire radicalité, écrit-il : "Le monde en tant que chose en soi est une grande volonté qui ne sait pas ce qu'elle veut ; elle ne sait pas, mais veut seulement, précisément parce qu'elle est volonté et rien d'autre" (266).